Jean Emmanuel Jabouin, plus connu sous le sobriquet de Talès, a rendu son dernier soupir le 24 septembre écoulé à l’University Hospital (Tamarac, Floride). Il avait 85 ans. Talès a quitté ce monde avec une impressionnante feuille de route. Ancien membre de nombreux ensembles musicaux tant en Haïti qu’à l’étranger, premier trompettiste du Conjunto International, de l’Ensemble Aux Calebasses et du Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste, il a été un des premiers et plus proches compagnons de route du maestro Nemours Jean-Baptiste, donc, indiscutablement un des pionniers, véritables témoins et grands timoniers du genre compas direct.
Son fils Dr Patrick Jabouin et sa fille Dr Fanya Jabouin Monnay nous ont appris que Talès avait été hospitalisé le lundi 21 septembre 2015, et qu’il est décédé des suites d’un anévrisme cérébral.
La mort de Talès représente une grande perte pour tous les connaisseurs véritables de la musique haïtienne en général et du compas direct en particulier. Après que, en octobre 2005, notre ami commun, le trompettiste Raymond Marcel, membre fondateur des ensembles « Chou-Boum » et « Latino », m’a donné le numéro de téléphone de Talès, j’ai beaucoup hésité à l’appeler, pensant que son statut d’ancienne gloire musicale lui aurait fait attraper la grosse tête. Au contraire, il m’a reçu sans chichis et m’a même rassuré en ces termes très simples: « Mets-toi à l’aise. Je suis à ton service. Tu n’as pas été témoin de certains événements, il est de mon devoir de t’aider, dans la mesure de mes possibilités.»
Et Dieu du ciel, quel a été mon heureux privilège d’avoir été, pendant exactement dix années, aux pieds de ce grand maître, de ce grand timonier, de ce griot dépositaire d’une bonne partie de la chronique musicale et historique de notre pays ! Comme Jean Rémy, Raoul Guillaume, Félix Guignard, Edner Guignard, Michel Pressoir, Kesnel Hall ou Serge « Lopez » Jean-Louis, Talès était un ethnologue et un ethnographe sans en avoir le titre. Avec une rare aisance, il pouvait vous parler de la musique folklorique haïtienne et décrire avec un esprit analytique rigoureux la plupart des coutumes de notre peuple. Haïtien authentique, l’enfiévraient toutes nos danses folkloriques, en particulier la méringue haïtienne, qu’il reconnaît comme notre musique nationale. En cela, il rejoignait les nombreux observateurs qui connaissent effectivement cette musique et étudient pour transmettre l’histoire de nos musiques et de nos danses, loin de tout fanatisme nocif, de toute recherche de gloire frivole.
Quant au compas direct et à son histoire, rares sont ceux qui, à ma connaissance, peuvent parler comme Talès de ce genre musical en dehors de tout esprit de fanatisme, donc, sans exagération, mais plutôt avec science. L’autre contemporain serait peut-être Eddy Jean Calixte, ancien secrétaire général et administrateur du Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste. Exception faite du contrebassiste Augustin Fontaine, Talès a été en fait le premier des lieutenants que le maestro Nemours Jean-Baptiste a eu au fil des ans. Il a été ainsi l’un des pionniers du compas direct, le genre de musique urbain le plus populaire d’Haïti. Il convient de souligner ici que Talès, comme Louis Télémaque ou Wagner Lalanne, était resté concrètement fidèle à Nemours jusqu’aux derniers jours de celui-ci.
De son vrai nom Jean Emmanuel Jabouin, Talès a vu le jour à la Croix-des Bouquets le 24 juin 1930. Il est le fils du Cayen Emmanuel Jabouin, ancien fonctionnaire de l’administration publique, et d’Indiana Victor, originaire de la Croix-des-Bouquets. À l’âge de 3 ans, Talès est frappé par la fièvre typhoïde, qui le laisse avec une légère paralysie des jambes. Peu après sa guérison (vers quatre ou cinq ans), il commence à manifester un intérêt pour la musique. Non sans rire, il raconte: « Je prenais plaisir à m’asseoir sur la « manoumba » lorsque les troubadours qui venaient se produire presque toutes les fins de semaine dans la cour de la maison de mes parents prenaient leur pause… Ces exécutants eux-mêmes prenaient plaisir à me regarder pincer les lames de cet instrument qui était plus grand que moi. »
En 1937, la mère de Talès déménage et s’installe avec son fils à la rue du Champ-de-Mars, presque au coin de la rue de l’Enterrement, au cœur du Morne-à-Tuf. La maison voisine est celle des époux Augustin Baron où se produit souvent le légendaire pianiste et musicien François Alexis Guignard (dit Père Guignard). En cours de semaine, il fabrique, avec des tiges de papaye, des saxophones qu’il joue, assure-t-il, avec la plus grande joie pour les voisins. En octobre 1941, Talès est admis à l’Ecole Centrale des Arts et Métiers où il apprend la musique et la trompette sous la direction du maestro Augustin Bruno.
En juillet 1947, Talès, frais émoulu de la Centrale, fait ses débuts avec l’Ensemble Anilus Cadet, dont le QG se trouve à la rue de l’Enterrement, en face de l’Hospice Saint François de Sales. Il joue alors à côté de Fritz Ferrier, d’Issalem « Sonson » Bastien et d’autres exécutants qu’Anilus recrutait au besoin. En septembre 1949, Talès occupe l’un des dix pupitres du Jazz des Caraïbes. C’est cet orchestre, monté par Issa El Saieh, qui, en février 1950, accompagne Daniel Santos, Estela « Tete » Martinez et d’autres stars latinoaméricaines de passage au « Simbie Night Club », au « Vodou Night Club » et dans d’autres boîtes de nuit port-au-princiennes. Nous tenons de lui cette confidence pour le moins étonnante: « C’est au sein de l’Orchestre des Caraïbes que je peux retracer mes meilleurs souvenirs sur la scène musicale… » Après la dislocation de ce dixtuor, Talès s’associe de nouveau au groupe d’Anilus Cadet, qui obtient le deuxième prix du carnaval de 1951 pour la méringue « Bèl carnaval ». (Le premier prix a été décerné à TI-TA-TO.)
À la même époque, Talès, Emmanuel Duroseau fils (piano), Montfort Jean-Baptiste (contrebasse), Louis Denis (batterie) et Marcel Jean (tambour) vont prêter leurs talents à Guy Durosier, qui, sur la recommandation d’Issa El Saieh, dirige l’Ensemble Tabou, le sextette de l’Hôtel Rivoli (Pétionville). Au cours de la même période, Talès accompagne dans les quatre coins du pays le troubadour Nicolas « Candio » Duverseau, grand chantre du magloirisme. Il joue aussi dans d’autres groupements d’occasion qui animent des pique-niques dominicaux et des soirées dansantes organisées le plus souvent par Stanislas Henry et Antoine Dextra à Carrefour Marin, commune de la Croix des Bouquets.
À la fin de 1951, Talès adhère à l’Orchestre Atomique Junior, monté par Nemours Jean-Baptiste après sa séparation de l’Orchestre Atomique. Au cours de l’année 1952, le groupe de Nemours est dissous. Immédiatement le bouillant maestro est appelé à diriger l’Orchestre Citadelle. Lorsqu’Hector Lominy se sépare de cet orchestre, Talès y est engagé pour seconder Jean Moïse. Véritable bûcheur, Nemours met sur pied parallèlement un petit groupement pour « faire la côte », selon l’expression de l’époque. Avec Dérico (chanteur), Webert Sicot (saxophone alto), Gérard Dupervil (trompette), son frère Montfort Jean-Baptiste ou parfois Augustin Fontaine (contrebasse), Hilaire ou parfois « Bibiche » (batterie) et d’autres musiciens, il sillonne par monts et par vaux les coins et recoins de la République, spécialement pour animer des fêtes champêtres.
En novembre 1953, Talès prend le chemin du Casino International et s’associe au Conjunto Panamerican dirigé par le trompettiste Emile D. Dugué. Il évolue alors aux côtés d’Ulysse Cabral (chanteur), Julien Paul (contrebasse), Charles Dessalines (saxophone alto), Gabriel Dasque (tambour), etc. Environ six mois plus tard, Talès s’écarte de ce groupe pour aller remplacer Kesnel Hall dans l’Orchestre Atomique, placé alors sous la baguette du pianiste Robert Camille. Il y passe moins de six mois et regagne l’Orchestre Citadelle pour succéder à Gesner Domingue.
Vers la fin de 1954, Nemours Jean-Baptiste, toujours maestro de l’Orchestre Citadelle, fonde le Conjunto International. Pour l’aider à égayer les clients des restaurants dansants de Jean Lumarque, dont l’un à Kenscoff, l’autre à Carrefour, il invite plusieurs musiciens, dont Talès à la trompette, à participer dans cette merveilleuse aventure : Dérico (chanteur), Mozart Duroseau (accordéon), Montfort Jean-Baptiste (contrebasse), Webert Sicot (saxophone alto), parfois Gary Labidou (saxophone alto) et Kreutzer Duroseau (tambour). Le 22 mars 1955, après les travaux d’agrandissement et d’aménagement du night club « Aux Calebasses » à Carrefour, « Le Conjunto » devient officiellement « Ensemble Aux Calebasses ». Il convient de rappeler que la date du 26 juillet 1955 a été symboliquement retenue comme celle de la fondation de la formation musicale de Nemours Jean-Baptiste, ancêtre, donc, du compas direct. Talès en sera le premier et unique trompettiste jusqu’à l’arrivée de Walter Tadal en 1956.
Lorsque, en septembre 1958, Nemours quitte « Aux Calebasses » pour aller se produire au « Palladium Night Club », de Sénatus Lafleur, il baptise son groupe de son nom: Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste. « Alors, affirme Talès, prendra naissance le compas direct », genre musical dont il a été l’un des grands artisans, de concert avec Walter Tadal, Raymond Gaspard, Julien Paul, Louis Lahens, André Boston et de bien d’autres musiciens. Là-dessus, il sied d’entendre la voix de Talès pour mieux nous renseigner: « Quand on parle de compas direct, il faut avouer que Kreutzer Duroseau a été le véritable catalyseur de ce mouvement … Richard Duroseau représente l’âme même du compas direct… » (Entrevue avec Louis Carl Saint Jean, 22 octobre 2005.)
Le 5 juillet 1964, le Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste entame une tournée aux Etats-Unis. Le 22 septembre, date du retour du groupe en Haïti, notre trompettiste, en parfait accord avec Nemours, fait ses adieux au compas direct. Il est remplacé par le brillant trompettiste jérémien Emilio Gay. Dès le début de l’année 1965, Talès entame sa carrière aux Etats-Unis. Sur la recommandation de l’excellent saxophoniste Charles Dessalines, il intègre « Los Ases del Sesenta » qui jouent à Broadway Cafe, Myrtle Avenue, Brooklyn. Il y restera jusqu’en mars – avril 1977. Moins d’un mois plus tard, il entre au Conjuto du chanteur cubain Monguito Guillan (dit « El Unico ») où évolue également le contrebassiste Fritz Grand-Pierre. Par la suite, Talès et Raymond Marcel jouent tantôt avec ”Enrique Rosa y La Sabrosa” tantôt avec Johnny Dupre y su Orquesta Internacional. En 1980, Talès met fin à sa carrière musicale après avoir passé deux merveilleuses années au sein du groupe du chanteur dominicain Rafael Batista.
À part d’avoir été un talentueux trompettiste, Talès a également été un analyste fin et lucide de la question musicale haïtienne. S’il reconnaît en Nemours Jean-Baptiste « un maestro extraordinaire et un grand visionnaire », ses musiciens préférés ont toujours été : Antalcidas O. Murat, Guy Durosier, Murat Pierre, Michel Desgrottes, Raoul Guillaume, Richard Duroseau et Webert Sicot. D’ailleurs, comme Nemours Jean-Baptiste lui-même, Talès a toujours vu en Antalcidas Murat « un maître ». En outre, il n’a jamais passé par quatre chemins pour affirmer : « Je suis Haïtien avant d’être musicien […] C’était un honneur pour moi d’avoir joué dans le groupe de Nemours pendant près de quinze ans. Cependant, je dois avouer que le Jazz des Jeunes était, de loin, le plus grand ensemble musical du pays… C’est le Jazz des Jeunes qui jouait la vraie musique du pays… » (Entrevue avec LCSJ, 25 octobre 2005). Hubert François, Jean Moïse, Alphonse Simon, Raymond Sicot et André Déjean ont été ses idoles parmi nos trompettistes.
Si Talès était connu comme un très bon musicien, il jouissait aussi de la réputation d’un excellent père de famille. Tandis qu’il menait sa carrière de musicien, il a travaillé comme barbier pendant plus de deux décennies dans un salon de coiffure situé à Sterling Place, à Brooklyn. Il a ainsi assuré l’éducation de quatre merveilleux enfants que lui a donnés sa femme Denise Frédéric Jabouin qu’il a épousé en 1953: Reynald Jabouin, docteur en médecine (décédé à New York en janvier 2015); Patrick Jabouin, agent immobilier et docteur en Théologie; Fanya Jabouin Monnay, docteur en thérapie conjugale et familiale et Jean Emmanuel Jabouin, Jr., MBA en Marketing.
Après avoir parcouru sans naufrage notre espace immense, Talès se repose de ses œuvres merveilleuses depuis le 3 octobre 2015 au Forest Lawn Cemetery, à Fort Lauderdale, en Floride. Pour son émule Raymond Marcel: « Talès repésentait le modèle de l’ami fidèle… La sonorité suave de son jeu avait fait de lui l’un de nos meilleurs trompettistes. » De son côté, son ancien camarade Serge Simpson, deuxième accordéoniste et premier et unique vibraphoniste du Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste, a salué en lui: « Un homme d’un comportement exemplaire. Le jeu de Talès à la trompette, poursuit Simpson, reflétait deux qualités rarement réunis chez une seule personne: la discipline et la bonne humeur. J’ai toujours gardé un grand respect pour ce musicien… » Puisse le nom de Jean Emmanuel Jabouin rester gravé à jamais dans la mémoire de tous ceux qui ont aimé la musique haïtienne en général, le compas direct en particulier. Ce n’est qu’un au revoir, Talès! Ce n’est qu’un au revoir!
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AUTHOR:
Louis Carl Saint Jean
louiscarlsj@yahoo.com
4 octobre 2015